Embouteillages
Début 2020, la crise sanitaire liée au Covid-19 mettait à mal notre vision transverse et désilottée du monde, et dévoilait la fragilité des économies locales face aux dysfonctionnements logistiques globaux. En pleine pandémie, la manœuvre maladroite d’un équipage de porte containers aux prises avec une tempête de sable frappant le canal de Suez suffisait à mettre le commerce mondial à l’arrêt et à confirmer ce que la crise sanitaire venait de mettre à jour : la grande vulnérabilité de nombreuses chaînes de valeur occidentales aux goulots d’étranglement que peuvent constituer quelques grandes routes stratégiques.
Après une première phase de rupture des approvisionnements, les perturbations de la chaîne logistique se sont poursuivies avec l’explosion des tarifs du fret aérien et maritime liée à une pénurie de capacité, l’engorgement des ports du fait de la reprise économique accélérée, les déficits de chauffeurs routiers et les reprises épidémiques de par le monde. Cet épisode restera-t-il un événement conjoncturel ou doit-on s’attendre à des mutations profondes de la logistique mondiale, avec des transformations à long terme des business modèles et l’essor de chaînes de valeur de proximité ?
Afin de mieux appréhender l’impact de ces bouleversements logistiques, et les mutations à long terme qu’ils induisent, nous avons choisi d’associer à cette newsletter trois dirigeants de nos participations dans le cadre d’une interview croisée : Monsieur Laurent Cayet, PDG du groupe IMX, et Messieurs Tarek Ghandour et Sylvain Picke, respectivement PDG et Directeur de l’Offre et des Achats du groupe Retif.
Interview croisée – Chaîne logistique
Laurent Cayet, PDG de IMX
Tarek Ghandour, PDG de Retif
Sylvain Picke, Directeur de l’Offre et des Achats chez Retifr
Comment votre chaîne logistique a-t-elle été impactée pendant et à la suite de la crise du Covid-19 par (i) la pénurie mondiale de conteneurs maritimes, (ii) les nouvelles problématiques logistiques (fermeture des points de livraison, engorgement des ports, etc.), (iii) la hausse du prix des matières premières ?
Laurent Cayet : Nous avons été principalement impactés par l’arrêt brutal des vols domestiques et internationaux, puis par les réouvertures partielles et fermetures temporaires imprévisibles. En effet, une grande partie du flux de courriers et de petits colis e-commerce est transportée dans les soutes des vols touristiques. Nous avons donc été confrontés à une pénurie de capacité. Au départ, nous avons dû fermer des lignes, stocker les flux de nos clients, allonger les délais, etc.
Les compagnies aériennes ont mis progressivement en place des vols cargo mais les impacts se font toujours ressentir dans les capacités et donc dans les tarifs d’achat. Nous n’avons toujours pas retrouvé les tarifs pré-covid, et nous avons peu de visibilité sur un retour à la normale ; personnellement, je ne pense pas que cela arrive début 2022. En effet, les tarifs ont été multipliés par deux sur le transport aérien, et le poids du transport dans la structure de coûts a donc explosé. Sur une lettre de 20g cela impacte peu, sur un colis de 3kg, cela change fortement la donne.
Concernant les délais, ils sont toujours allongés sur certaines destinations. L’impact est beaucoup moins fort vers ou depuis l’Europe, où le transport se fait en grande partie par camion.
En revanche, nous sommes peu impactés par l’approvisionnement en matières premières, mis à part les cartons et palettes, dont les prix ont augmenté de +15% depuis le début de l’année. Mais ça n’est pas prépondérant dans la structure de coûts.
Tarek Ghandour, Sylvain Picke : Nous avons été impactés à la fois par la pénurie de matières premières et par les problématiques liées au fret maritime, une partie de nos produits étant sourcée en Asie.
Sur l’import proche, la pénurie de matières premières a causé à la fois des problématiques d’approvisionnement en amont, avec environ 20% de rupture au printemps, et des hausses de prix significatives de l’ordre de 20% ou 25%.
Sur l’import lointain, nous avons subi la forte inflation des tarifs du fret et avons dû relocaliser en urgence notre sourcing.
Comment ont été répercutées à vos clients les évolutions de coûts subies ?
Laurent Cayet : Durant la première phase de la crise du Covid-19, il nous était compliqué de répercuter les hausses de tarifs aux clients. Nous le faisions quand nous n’avions pas le choix, principalement pour les clients avec lesquels nos marges étaient déjà tendues. La raison de cette-non répercussion ou répercussion très partielle se trouve dans la complexité de gestion. En effet, les tarifs changeaient tous les jours, et il nous était difficile de les adapter au jour le jour. Par ailleurs, La Poste, qui reste la référence française pour la livraison de courrier et petits colis, n’a pas du tout augmenté ses tarifs en 2020, et faiblement en 2021. Pour ne pas perdre de flux, nous ne pouvions pas répercuter ces hausses comme nous le souhaitions.
Tarek Ghandour, Sylvain Picke : En termes de coûts, nous subissons la forte inflation des tarifs du fret ainsi que la hausse du coût des matières premières subie et en partie répercutée par nos fournisseurs. Ne pouvant pas répercuter ces hausses comme nous le souhaiterions, nous avons créé deux systèmes de monitoring distincts : le premier surveille au jour le jour les hausses actées et annoncées de nos fournisseurs, et le second permet de surveiller les hausses de prix de nos concurrents, ligne de produit par ligne de produit. Nous n’avons pu répercuter qu’une partie des hausses des tarifs fournisseurs, en nous alignant sur la politique de prix de nos concurrents. Par ailleurs, nous sommes régulièrement le seul acteur à avoir des stocks significatifs, ce qui nous permet d’amenuiser la sensibilité de nos prix à l’inflation.
Quelles sont les opportunités qui se présentent face à cette rupture de la chaîne logistique mondiale ? Cela peut-il engendrer des transformations de fond de votre modèle économique ou envisagez-vous un retour à la situation pré-covid ?
Laurent Cayet : Outre le fait que la crise a boosté le e-commerce du fait des confinements et fermetures des magasins, de nouveaux modes de livraison ont émergé, avec, par exemple, le ship-to-store (livraison en magasin) et le ship-from-store (livraison opérée depuis le magasin chez le client).
Les avantages du ship-from-store sont nombreux : c’est moins loin donc moins polluant que d’envoyer depuis les entrepôts e-commerce, cela permet d’élargir la gamme de produits disponible en ligne avec les produits parfois disponibles uniquement en magasin, d’écouler le stock des magasins, d’éviter d’annuler des commandes en ligne du fait d’une rupture soudaine en stock principal alors que le produit peut être disponible en magasin, etc. Ce mode de livraison s’est fortement développé durant le covid. C’est une menace potentielle pour nous car c’est du flux qui n’est plus transporté depuis la France vers un autre pays. C’est également une opportunité car nous proposons ces services à nos clients pour leur épargner la gestion des transporteurs dans chaque pays. C’est encore assez marginal dans nos flux mais nous en avons fait un projet phare dans l’entreprise, car à mon sens, il ne s’agit pas d’un épiphénomène mais d’un axe de développement significatif.
Tarek Ghandour, Sylvain Picke : Pour faire face aux problématiques de rupture de la chaîne logistique mondiale et de hausse du coût des matières premières, nous avons rapidement créé un groupe de travail multi-secteurs afin de prendre très vite des mesures pour maitriser nos approvisionnement. Nous avons ainsi axé nos besoins sur les produits les plus demandés de notre catalogue pour chaque catégorie, et sur des solutions alternatives pour nos clients, pour permettre à chacun de nos fournisseurs de ne plus se concentrer que sur un nombre restreint de produits. Nous avons ainsi organisé de la dérive de vente, qui nous a permis de réduire la largeur de gamme de nos produits et de minimiser l’impact des problématiques de sourcing actuelles.
Les délais de livraison ont également augmenté, que ce soit pour l’import proche ou l’Asie. Nous avons répondu à cela en augmentant nos stocks, qui sont actuellement plus élevés que ceux de nos concurrents. En parallèle, nous avons éduqué nos clients à opter pour des produits alternatifs à leurs choix initiaux, ce qui nous assure une croissance forte et un avantage concurrentiel : les clients viennent chez nous car nous avons du stock et pouvons répondre rapidement à leurs besoins.
Dans le futur, nous allons revenir à une gramme extrêmement large mais nous allons conserver le monitoring très resserré des prix.
A moyen long terme, cette crise va rebattre les cartes du sourcing. Avec l’explosion des tarifs du fret maritime en provenance de la Chine, s’approvisionner en Asie n’est plus forcément une source d’économies. Et ce changement de paradigme devrait se poursuivre post-crise à en croire les transitaires. Cela change la donne en termes de prix de revient et crée des opportunités pour reconsidérer les zones d’approvisionnement. A moyen terme, nous allons donc réduire le sourcing Asie au profit d’un sourcing plus régional (Europe de l’est et du sud).
La crise a également montré aux clients la valeur des grossistes, qui assurent des stocks tampons et permettent donc aux petits professionnels de se retourner en cas de rupture sans subir les coûts d’un stock intermédiaire.
Enfin, je pense que cette crise va être à l’origine de mutations dans le comportement client. Le marché va absorber plusieurs dizaines de points de hausse. Le client va devoir s’adapter, et il y a une vraie incertitude sur ce vers quoi cette adaptation va tendre (hausse de la demande pour de l’entrée de gamme, réduction de la demande, évolutions technologiques, etc.). Le vrai sujet des prochaines années sera de comprendre ces mutations pour s’y adapter le plus rapidement possible.