Réindustrialiser
La revitalisation du tissu industriel français comme réponse à l’urgence écologique et au défi de souveraineté
Après la crise du Covid-19, l’envolée des tarifs du fret aérien et maritime et les engorgements portuaires massifs, un retour à la normale de la chaîne logistique mondiale se faisait espérer. Cet espoir a été rapidement mis à mal par l’invasion de l’Ukraine par la Russie. La chaîne logistique mondiale s’est de nouveau trouvée mise à rude épreuve, dans un contexte de tensions inflationnistes accrues, avec une forte hausse des prix de l’énergie et des pénuries de matières premières.
Couplés à une conscience écologique grandissante, ces évènements font émerger de fortes tendances à la reconstruction du tissu industriel français, à la relocalisation d’une partie de la production et à l’inscription de nos entreprises dans un écosystème régional.
Néanmoins, si le « Made in France » bénéficie d’un rayonnement international, il a un coût, et des moyens financiers et opérationnels doivent être mis en œuvre pour rendre l’industrie française compétitive, en France comme à l’international. Quels sont les principaux défis des prochaines années, que ce soit en termes d’innovation et d’excellence opérationnelle, d’investissement privé ou de dispositifs publics, pour permettre le développement du savoir-faire français ?
Afin de mieux appréhender cette tendance de fond, et les moyens à mettre en place pour l’encourager, nous avons choisi d’associer à cette newsletter trois dirigeants de nos participations dans le cadre d’une interview croisée : Messieurs Fabien Mazarico et Vincent Godet, respectivement Directeur Administratif et Financier et Directeur des Achats et de la Supply Chain du groupe Praticima, et Monsieur Jean-Philippe Molinari, Président Directeur Général du groupe Louis Tellier.
Interview croisée - Les Leçons Logistiques de Praticima et Louis Tellier
Fabien Mazarico, Directeur Administratif et Financier chez Praticima
Vincent Godet, Directeur des Achats et de la Supply Chain chez Praticima
Jean-Philippe Molinari, Président Directeur Général de Louis Tellier
1. Comment votre organisation industrielle et logistique a-t-elle été impactée par la crise du Covid-19 et les ruptures de la chaine logistique mondiale ?
Fabien Mazarico et Vincent Godet
Du fait de notre stratégie de sourcing local, nous avons évité en grande partie les problématiques logistiques liées à la crise du Covid-19. Nous avons en effet beaucoup de fournisseurs locaux, quelques fournisseurs européens, et une part marginale de fournisseurs asiatiques.
Cette stratégie d’approvisionnement nous a tout d’abord permis d’éviter les surcoûts et la hausse très importante des délais de livraison, puis d’avoir de vrais contacts au quotidien avec certains de nos fournisseurs, avec qui nous avons développé de vraies relations de partenariat depuis de nombreuses années. A titre d’exemple, durant la crise de 2020 et les différents confinements, nous avons pu avoir de franches discussions avec certains de nos fournisseurs qui voulaient fermer leurs usines, où nous leur avons alors souligné l’importance de les avoir à nos côtés afin de répondre aux besoins critiques des soignants dans leurs tâches quotidiennes.
Par ailleurs, cette proximité géographique avec nos fournisseurs nous a également permis de pallier certaines problématiques : en effet, quand vos fournisseurs sont à 20km de chez vous, vous pouvez aller chercher vous-même vos produits chez eux, avec vos propres camions. Cette régionalisation nous a ainsi permis d’adresser et de livrer de nouveaux clients, que la concurrence ne savait pas servir du fait d’une stratégie différente.
La crise du Covid-19 a montré la vraie force de notre modèle de sourcing.
Jean-Philippe Molinari
Pendant la crise du Covid-19, nous avons été complètement à l’arrêt. L’intégralité du personnel était en chômage partiel, à l’exception du département logistique pour gérer les commandes qui subsistaient, notamment sur la partie e-commerce. Sur 100 personnes, 95 étaient en chômage partiel. En revanche, la reprise d’activité a été très forte de juin à décembre, ce qui nous a permis de faire une année 2020 correcte malgré tout. Tous nos sous-traitants ont subi le même problème, car toute la chaîne logistique s’est arrêtée.
Fin 2020, puis en 2021, nous avons enregistré une très forte hausse du prix des containers, avec des prix multipliés par 10. Couplé au taux de change et à la parité euro dollar actuelle, cela nous a amené à certaines réflexions. Le sujet container va être pérenne, on ne reviendra pas aux niveaux de prix que l’on connaissait il y a 3 ans. Le sujet de la taxe carbone commence à émerger également. Cela nous encourage à réinternaliser une fraction de la production. On étudie aussi la relocalisation d’une partie de nos approvisionnements au Maroc ou en Pologne. Une part de notre sous-traitance va également être rapprochée de la France, ce qui va nous permettre de gagner quelques semaines de transport et d’en réduire le coût.
L’approvisionnement en matière première a été très long suite à la crise du Covid-19, et reste compliqué aujourd’hui, l’aluminium et l’inox ayant flambé en termes de prix, ce qui a de réels impacts sur nos prix de revient. Cependant, nous ne menons pas de réflexion sur le changement matière car il y a d’autres considérations que le prix. Le fer blanc est plus écologique et bien plus pérenne que le plastique par exemple.
2. Pensez-vous que l’on assiste à une revalorisation à long-terme du tissu industriel français et / ou au développement d’un sourcing régional ?
Fabien Mazarico et Vincent Godet
En ce qui nous concerne, comme nous le disions, nous avons depuis longtemps une stratégie de sourcing régionale, nos produits et notre volumétrie le permettant. En termes de coût global nous ne sommes pas perdants, d’autant plus que nous n’avons pas des volumétries suffisamment importantes pour nous permettre d’obtenir des tarifs très avantageux en Asie. De plus, le fait de travailler avec des PME nous permet d’avoir une marge de discussion. Nous économisons également sur le coût de livraison, ce qui est particulièrement intéressant du fait de la hausse récente du prix des containers. Enfin, notre stratégie commerciale est en partie axée sur notre réactivité et notre capacité à livrer rapidement nos clients, ce qui serait impossible avec un sourcing en Asie compte tenu des délais de livraison.
Plus généralement, il y a de plus en plus d’industries françaises qui ont automatisé leurs process, pour travailler les coûts, abaisser le besoin en main d’œuvre et ainsi devenir compétitives par rapport à la production en Asie. Cette logique d’excellence opérationnelle étant couplée à une logique de baisse de la consommation énergétique depuis quelques années. On est d’ailleurs déjà très compétitifs par rapport à toute l’Europe de l’Ouest et du Sud.
Les entreprises se rendent compte que le coût pièce est certes plus élevé avec un sourcing local, mais qu’elles peuvent se rattraper sur le coût de transport et sur le coût des immobilisations financières en lien avec les délais de livraison. Nous pouvons ajouter à cela les problématiques liées au taux de change, totalement d’actualité. De par ces surcoûts, l’Asie est de moins en moins compétitive.
On accepte de perdre un peu en marge brute. Mais je pense qu’on y gagne en marge opérationnelle et en image. Et nos clients sont contents et prêts à payer un peu plus cher car ils sont livrés dans des délais très courts, et ce grâce à la proximité géographique de nos fournisseurs.
Par ailleurs, ce qui n’a pas été considéré sur la période 1980-2000 et qu’on considère de plus en plus est la gestion des risques. Le risque géopolitique est désormais très fort. Et ce facteur-là va nous obliger à être de plus en plus indépendants à mon sens. La mainmise que l’on avait sur l’Asie du Sud-Est, reliquat du passé colonial, n’existe plus. Idem pour l’Afrique. On n’a pas d’autre choix que de se réindustrialiser, relocaliser la production pour être indépendants. Le retour de certaines productions qui avaient été délocalisées, par exemple dans les cartes électroniques, l’énergie ou encore l’automobile, est quelque chose que l’on observe à l’heure actuelle.
Deux autres points vont renforcer le sourcing local ou européen. Il y a 15 ans, on délocalisait dans des Low Cost Countries pour servir le marché national. Désormais ces usines en LCC servent les marchés locaux. On cherche donc à présent de la capacité en Europe pour servir l’Europe. D’autre part, je crois fortement en la lame de fond au niveau générationnel sur la base d’une logique environnementale et sociétale. La nouvelle génération veut un projet de société pas uniquement basé sur la finance mais prenant fortement en compte les enjeux environnementaux.
Jean-Philippe Molinari
Concernant le « made in France », c’est forcément un élément auquel les consommateurs sont sensibles. Cela étant, ils restent malgré tout très regardants sur le pouvoir d’achat. Bien que sur les petites séries, la production française puisse être économiquement viable, pour la promouvoir significativement, il faudrait des aides massives pour l’industrialisation. Nous ne sommes pas sur de la haute technologie ou sur une forte valeur ajoutée au niveau la transformation produit. Certes la qualité est meilleure, mais le facteur prix reste majeur. On pourrait donc améliorer la compétitivité de l’industrie française en mettant par exemple en place des taxes frontières pour réguler les écarts de main d’œuvre (ou à travers la taxe carbone), ou bien des baisses de charge en France.
Mais même en baissant le coût de la main d’œuvre, il est très compliqué de compenser un coût de main d’œuvre 5 à 10 fois moins cher. C’est pourquoi il y a des enjeux très importants pour nous autour du maintien d’un très haut niveau de qualité mais également de la compétitivité de notre processus de production et de l’excellence opérationnelle.
Au final, en B2C, la tendance en faveur du made in France est toujours à mettre en regard des préoccupations sur le pouvoir d’achat. Le marché professionnel c’est autre chose : on est dans la queue de la comète de la gastronomie française qui a une image de marque très forte de par le monde. Le « Made in France » pour les ustensiles de cuisine est un gage de savoir-faire très fort pour les chefs du monde entier. C’est un vrai atout pour développer les positions à l’export.
3. Quels sont les moyens financiers et opérationnels à mettre en place pour permettre le rayonnement du savoir-faire à la française ?
a. Quels sont les moyens internes à l’entreprise (e.g. excellence opérationnelle, innovation, etc.) ?
b. Quels sont les principaux dispositifs externes d’aides et de financement ?
Fabien Mazarico et Vincent Godet
Une problématique que nous allons avoir dans les années à venir sera liée aux compétences. Il va falloir reformer des gens car le premier moyen de la réindustrialisation, ce sont les hommes. Et aujourd’hui on ne les a pas.
Il y a un vrai sujet de formation. Mais avant de les former, il faut attirer des profils, en redorant l’image des postes concernés. Il faut faire comprendre aux gens le besoin de produire local au travers des enjeux environnementaux et sociétaux. C’est à l’Etat, aux syndicats, à toute la corporation de travailler là-dessus.
Au niveau des collectivités et des régions, il va falloir se poser la question de comment attirer des profils sur des zones d’activité à des dizaines de kilomètres des agglomérations. Et la première réponse à cela, c’est l’implantation de moyens de transports en commun. Autour de nous, il y a des centaines d’emplois à pourvoir, et les entreprises ne parviennent pas à recruter. Il faut instaurer des branches de formation, multiplier les transports en commun, et redorer l’image de ces métiers, afin d’attirer et de réindustrialiser le tissu économique français.
Par ailleurs, pour être compétitif, il faut également limiter l’impact du coût salarial. Les sujets d’organisation de l’usine et des processus opérationnels sont donc primordiaux.
Si on parvient à maitriser ces aspects et à proposer des produits innovants, l’image de marque à la française, notre capacité à gérer le SAV même à l’export, ainsi que la fiabilité de notre production devraient permettre à l’industrie française de rayonner à l’international.
Jean-Philippe Molinari
Il faut créer des produits à plus forte valeur ajoutée. C’est la seule façon de contrer des coûts faibles. Et cela passe par de l’innovation.
Il y a eu pas mal d’aides à l’investissement, avec des crédits différés intéressants par exemple. Les aides régionales commencent à se tarir en revanche. On a beaucoup plus d’aides non pas au niveau de la partie industrielle mais au niveau du savoir-faire, de la formation et de l’accompagnement. On a également des aides pour l’export, pour faire des salons à l’étranger par exemple.
Par ailleurs, la RSE devient un vrai sujet pour les fonds comme ReG ou Bpifrance, du fait de la volonté de leurs clients d’investir dans des entreprises plus durables.
Enfin, il y a le sujet de l’excellence opérationnelle qui est crucial. La haute industrie en France est performante. En revanche, au niveau du tissu des PME et PMI que j’ai découvert il y a 5 ans, il y a d’énormes possibilités de progrès à mettre en œuvre, que ce soit au niveau de l’automatisation, du management, de la RSE, etc. Il y a des usines aujourd’hui en France où on se croirait encore à l’époque de Zola ! Ce sont des entreprises paternalistes, centenaires, familiales, pour lesquelles la notion d’investissement n’a jamais été une priorité. Il y a des pistes d’amélioration très importantes là-dessus. Il faut mettre des indicateurs clés de performance et des processus ciblés en place. C’est ce que je me suis employé à faire chez Louis Tellier en arrivant et c’est ce que nous voulons encore accélérer avec nos nouveaux actionnaires.